16
Le globe sacré
— Le globe sacré ! hurla Nyra. Où est-il ? Où est-il ?
— Ne vous inquiétez pas, madame, répondit le lieutenant Molos. Nous l’avons mis en sécurité à l’intérieur du sac.
— Si quelqu’un s’avise de le faire tomber, je lui arrache les yeux ! Ensuite, je m’attaque à son gésier…
— Ne craignez rien. Votre Pureté, cria un autre membre de la Garde Pure par-dessus le rugissement des flammes.
— Et si on bougeait ? suggéra Ginger.
Églantine et Primevère étaient encerclées par des gardes. Impossible de s’échapper. Quant à Ginger, elle affichait un sourire narquois. « J’aurais mieux fait d’écouter Primevère, songea Églantine. Elle avait raison à son sujet depuis le début… La pauvre, je l’ai entraînée dans un sacré pétrin. Elle a une expression bizarre. Que lui ont-ils fait ? »
Au moment où l’arbre avait pris feu, elles s’étaient trouvées catapultées dans la même direction. Avant qu’elles aient eu le temps de réaliser ce qui leur arrivait, un groupe de soldats s’était jeté sur elles. Et cette histoire de globe sacré achevait de semer la confusion dans leurs esprits. Quelle solution miracle allaient-elles inventer pour sortir de ce guet-apens ?
— Je vois un arbre épargné par la foudre, droit devant ! lança un garde.
Un énorme chêne, à peine roussi, se dressait dans la nuit brûlante. À mi-hauteur, on pouvait voir un creux, pas très grand mais assez confortable. Les Gardes Purs y poussèrent Églantine et Primevère avec rudesse.
— D’abord, le Globe Sacré. Ensuite, je m’occupe de vous ! siffla Nyra.
— Le voici, Votre Pureté.
Une grosse chouette effraie lui tendit un œuf blanc, brillant et parfaitement rond. Églantine était sidérée. Tous les soldats présents plièrent les pattes et esquissèrent une révérence maladroite.
— Inclinez-vous ! tonna Nyra. Inclinez-vous devant votre futur chef. Il sera votre bienfaiteur et votre maître absolu. Le nouveau Pur parmi les Purs.
Les deux jeunes chouettes obéirent et se prosternèrent.
— Il me faut de la mousse pour le nid du Globe Sacré. J’ai presque épuisé mon duvet. Gort et Tonk, sortez m’en chercher. Je veux la plus soyeuse – de l’hermine, si vous en trouvez. Seul ce qu’il y a de meilleur est digne de notre chère Petite Pureté.
Elle avait beau prendre une voix douce, ses yeux conservaient une dureté et une férocité à mille lieues de la tendresse maternelle.
Elle se planta devant Églantine et la dévisagea de ses prunelles sévères. Son visage était tout taché de suie.
— Elle a fini par saisir, lâcha-t-elle, glaciale, comme si elle s’adressait à un complice invisible. Elle sait que je ne suis pas sa mère. N’est-ce pas, ma chérie ?
Églantine minoucha de moitié et son gésier trembla de plus belle. Primevère lui jeta un coup d’œil en coin, terrifiée, mais soulagée que sa vieille copine soit de retour et en pleine possession de ses facultés. « Bon, se dit-elle, à nous de jouer. Nyra ignore que je ne suis pas atteinte de la tectonique. Et Églantine, s’en est-elle aperçue ? Je dois absolument la mettre dans la confidence sans me trahir. Si on ne parvient pas à s’entendre, on n’a aucune chance. »
— J’aurais dû m’en douter, lâcha Ginger. Quand elle s’est mis en tête de voler par un temps pareil, j’aurais dû me douter que…
— Que ce n’était pas juste par amour pour moi ? ricana Nyra. Comme elle doit être déçue, la pauvre chouchoute à sa maman !
Les Gardes Purs chuintèrent en chœur. Sans quitter Églantine des yeux, Nyra désigna Primevère du bout de l’aile :
— Et celle-ci, est-elle convenablement disloquée ?
— Oui, Votre Pureté. (L’effraie ombrée qui l’avait surveillée fit un pas en avant.) Plus que convenablement, Votre Pureté.
— Oh, non ! gémit Églantine.
— Oh, si, mon chou !
« Ne crains rien, Églantine, pensait la chevêchette. Si seulement je pouvais lui envoyer un signal, un code, n’importe quoi ! »
Pendant que son amie se creusait la cervelle, Églantine réfléchissait de son côté au mystère du Globe Sacré. Où Nyra cachait-elle cet œuf étincelant lors de ses visites ? Impossible de savoir quand il avait été pondu, ni quand il arriverait à éclosion. « Si je pouvais l’attraper, Nyra deviendrait folle. Elle piquerait droit dans les orties. Grand Glaucis, les Sangs-Purs seraient à notre merci si nous leur chipions cet œuf ! »
Les membres du squad de sauvetage, auquel appartenait la jeune effraie, étaient réputés pour leur dextérité et la rapidité de leurs serres. Ils pouvaient ramasser des oisillons égarés au sol sans ralentir leur vol. En général, ces poussins étaient blessés et devaient être manipulés avec une grande précaution. Dérober l’œuf paraissait à sa portée…
Le ton faussement détaché de Nyra emplit à nouveau le creux exigu.
— Comme je viens de le signaler, il ne me reste plus beaucoup de duvet sur la poitrine pour garnir le nid du Globe Sacré. Je crois que tu devrais apporter ta contribution. Après tout, il s’agit du confort de ton neveu ou de ta nièce.
Elle montra du bec le ventre d’Églantine et éclata de rire devant son expression dépitée. D’abord choquée, celle-ci ne tarda toutefois pas à comprendre qu’elle tenait sa chance.
— Dépêche-toi ! ordonna Nyra.
Églantine s’avança prudemment vers l’œuf.
— Incline-toi d’abord !
— Oh, pardon.
Elle s’exécuta comme elle put. Ses épaules tressaillaient et elle se penchait si bas qu’elle donnait l’impression de vouloir disparaître sous l’écorce, pour la plus grande joie de Nyra. « J’y suis presque… Je dois agir vite ! »
Pendant ce temps, Primevère l’observait avec attention ; derrière son regard vitreux, ses méninges s’activaient. « Je sens qu’elle manigance quelque chose. Je dois me tenir prête, au cas où. »
L’amitié a parfois des effets prodigieux : l’espace d’un instant, les gésiers d’Églantine et de Primevère ne firent plus qu’un et la complicité décupla leur courage. De dos aux Gardes Purs, Églantine tendit les serres de devant et tourna deux doigts vers l’arrière – une prouesse très « chouette » –, afin de s’assurer une prise solide. Ensuite, elle se jeta, telle une flèche, par l’ouverture du creux, avec Primevère dans son sillage.
— Elles se sont échappées ! hurla Nyra, stupéfaite.
— Il y a plus grave, Votre Pureté : le Globe Sacré a disparu !
— Noooooooooooon !
Sa Pureté tomba à la renverse, les pattes raides, comme morte.
Nos deux jeunes chouettes volaient à tire-d’aile dans l’obscurité.
— Alors tu n’as pas la tectonique ?
— Non !
— Tu as su résister mieux que moi.
— On discutera de ça plus tard : ils seront sur nous dans une minute.
Églantine fit pivoter son crâne à la façon des effraies, afin de localiser leurs ennemis, grâce à son ouïe fine.
— Ils arrivent par l’ouest ; leur trajectoire coupe la nôtre à un angle de 20 degrés. Ils sont au-dessus de nous, mais encore loin derrière… Je dirais à environ deux kilomètres.
À mesure que la fumée s’épaississait, les idées de Primevère se clarifiaient.
— Tu es douée pour voler à basse altitude ?
— Pas autant qu’une chevêchette, mais je me débrouille.
— Tu te souviens quand on surfait sur la vague, au printemps dernier, au-dessus de la prairie ? Tu étais géniale pour une effraie. Tu es cent fois meilleure que nos poursuivants !
Primevère voyait juste : les Sangs-Purs, à tant vouloir préserver leur pureté, n’avaient probablement jamais batifolé à ras de terre avec des chevêchettes, les championnes du vol à basse altitude.
— La nappe de fumée se densifie et monte. Plus on frôlera le sol, plus l’air sera respirable pour nous et, en plus, on sera camouflées !
Églantine s’émerveilla de l’intelligence de son amie.
— Accroche-toi à l’œuf ! C’est parti !
Elle décrocha en réalisant une vrille vertigineuse, aussitôt imitée par son amie. Les cris de dépit d’un escadron entier de chouettes effraies parvinrent à leurs oreilles. Il s’agissait d’un des bataillons d’élite des Sangs-Purs, dirigé par Nyra : les Démolisseurs.
« Combien de temps va-t-on tenir avec ces fous furieux à nos trousses ? s’interrogeait Églantine. Oh, par Glaucis ! Pourvu que la fumée ne se disperse pas ! »